CARNAGES

Entretien avec Delphine Gleize

- Au-delà de l’originalité de son sujet, votre premier film surprend par la maîtrise de sa mise en scène, ses cadres très construits, sa direction d’acteurs. Quelle est votre formation ?
Au départ, je voulais être scénariste alors j’ai fait une Maîtrise de Lettres. De 94 à 98, j’ai suivi la section Scénario de la Fémis. J’avais écrit un sujet de court métrage, « Sale Battars », et Jérôme Dopffer qui était élève producteur dans ma promotion, m’a proposé de le tourner moi-même. Puis j’en ai tourné deux autres. Voilà…

- « Sale Battars » a reçu le César du meilleur court-métrage 2000, « Un Château en Espagne » a été sélectionné à La Quinzaine des Réalisateurs, « Les méduses » à La Semaine Internationale de la Critique, des débuts prometteurs...
Je ne sais pas ce que ça promet. Mais disons que ça m’a encouragé à tourner « Carnages »

- Vous portez un regard très singulier sur le réel.
Ce qui m’intéresse, quand j’assiste à un événement c’est la promesse de fiction. Je trouve la vérité par détournement ! Un chien traverse une rue, et je ne prends pas ce spectacle pour argent comptant. La bifurcation, la focalisation sur une toute petite caractéristique de ce chien et je trouve le sens de ma journée…Evidemment, c’est souvent une plongée dans le burlesque, mais je m’accroche à l’humour de façon assez désespérée … Je m’engouffre dans chaque parcelle du réel, et je me crée un monde dans ce système. Le résultat est souvent violent, absurde, cruel. Mais drôle. Je pense être un frigo géant, je mets tout au frais, depuis très longtemps et avant d’écrire j’ouvre doucement et je vois ce qui s’est conservé. Mais pour être franche, j’assimile aussi les produits périmés.

- Et pour Carnages, quel a été le déclic de cette histoire chorale ?
En fait, je pense que toutes les pistes qui m’ont amenée à ce film viennent de choses enfantines. Ce n’est peut-être pas le principal déclic, mais cela vient en partie de ma fascination pour la corrida. Très jeune, j’allais voir des courses de taureaux en vacances à Mont-de-Marsan. Pourtant, je n’ai aucune attirance pour le sang, ni pour la mort, je n’ai jamais tiré les ailes d’une sauterelle… Il aurait peut-être fallu que je le fasse d’ailleurs ! Ma première corrida m’a énormément touchée, bouleversée, mais je me suis dit, « où va ce taureau une fois qu’il est mort ? » Ce hors champ m’intéressait, et je lui ai inventé un destin. Le taureau de combat est le seul animal que j’aime, il est sauvage et à la fois condamné d’avance. Il doit se battre, et il le sait. La corrida, c’est comment biaiser, tourner, se détourner pour rester en vie.

- Pour résumer votre film, on pourrait dire, « c’est l’histoire d’une petite fille rêveuse et d’un brave taureau.»
Oui, c’est l’histoire d’une petite fille qui pense que les animaux sont plus grands qu’elle. En voyant un jeune garçon combattre avec un taureau, elle trouve les armes pour dominer son corps qui est pris de convulsions de temps en temps. En tout cas, elle trouve une résonance à sa perception du monde. Et elle se met à penser qu’elle peut y trouver sa place et y créer sa famille …

- C’est vous cette petite fille ?
Il n’y a rien d’autobiographique dans le film, même si parfois j’ai l’impression d’être nue. En tout cas, il n’y a pas un souci de se raconter. Et pourtant… J’ai connu des gens qui avaient un énorme dogue et qui mettaient le matelas du chien qui mesurait 90 cm de large dans leur minuscule couloir d’entrée. Pour aller de la porte d’entrée à la salle à manger, il fallait passer par le lit du chien. Et allez savoir pourquoi, leurs invités enjambaient le matelas, la jambe alerte, sans rien dire. Un jour, dans la voiture en rentrant, j’ai dit à mes parents, « Vous vous rendez compte qu’ils nous montrent leurs draps avant leur assiette ! »
Les plus fous dans l’histoire étaient ceux qui enjambaient le matelas.
Ceux qui l’avaient posé dans le couloir me bouleversaient.

- La petite fille, Winnie, a un nom d’ourson alors que son dogue allemand a un nom de petit garçon : Fred.
Les seules fois où elle prend plus de place que le chien, c’est quand elle fait des crises. Ce n’est pas parce que ses parents aiment le chien qu’ils aiment moins la petite fille. Je pense qu’ils ont adopté ce dogue parce qu’il prend tellement de place dans les petites pièces de leur appartement que ça leur permet de se toucher... Ce chien permet des jeux, mais pas ceux qu’on attend d’un chien … il devrait ramener un os, comme un chien normal, mais le seul qui ramène un os dans cette histoire, c’est le père, sur le parking du supermarché. Le vrai jeu, c’est le bain moussant du chien, les mains sont humides, et les parents, d’un même geste, font mousser l’animal. On passe par lui pour avoir un rapport à l’autre, c’est une plaque tournante. Même Winnie passe par lui, en lui proposant du Valium elle désamorce la violence de sa propre situation. Cela se passe souvent comme ça dans les familles.

- Romero, le taureau, fait le lien entre tous les personnages.
Le taureau est le seul animal qui ne tue pas pour manger. S’il tue, c’est que quand il rentre dans l’arène, il décide qu’il est chez lui, et il faut trouver sa distance par rapport à lui. Je me suis toujours dit que c’était le seul animal qui mettait l’homme à sa place, et j’ai ouvert cette idée à tous les autres personnages.

- Son corps, mis en pièces, est distribué à chaque personnage. On suit son parcours de l’arène à l’équarrissage et jusqu’à l’assiette d’un restaurant !
Je me suis dit que ce taureau devait, même après sa mort, confronter les personnages à eux-mêmes. À partir de cette réflexion un peu théorique, j’ai pensé : les yeux de Romero vont évidemment aider à voir clair, sa chair va servir à dire ce que cette femme enceinte a dans le ventre, etc. Il va s’immiscer dans la vie intime de chacun. Dès le départ, les couples, sont déjà dans un combat et le petit morceau de chair va les faire basculer, va accélérer, souvent dans une certaine ironie, leur chemin vers la vérité.

- Plus qu’une mise en scène, vous créez une mise en espaces des personnages.
La chose la plus difficile, c’est de trouver sa place dans un espace. L’arène exprime assez simplement et brutalement cette idée : comment trouver sa place dans le monde ? Encore une fois, je ne parle pas seulement socialement, mais physiquement. En tauromachie, on dit : trouver « el sitio », la bonne distance qui sépare du toro, pour créer quelque chose avec lui. Et rester en vie. C’est ce qu’il y a de plus violent. - Chaque personnage doit faire sa place dans son l’arène : le salon pour Winnie, la piscine ou la patinoire pour Carlotta et Alexis...
Tous ces lieux sont une sorte de cercle qu’on doit pénétrer pour se trouver. Je m’en suis rendu compte en écrivant qu’au cours de l’histoire, chacun allait avoir son combat, et devoir se confronter à d’autres pour conquérir son espace et apprendre à s’aimer. Dans la première scène avec Chiara Mastroianni, on l’oblige à trouver sa place au centre d’une piste circulaire, elle doit se battre, c’est une scène violente dont Carlotta ressort abattue, mais toujours vivante. Elle retournera « au toro » plus tard, mais volontaire cette fois. Le seul qui est payé pour ce combat au départ, qui risque sa vie pour cela, c’est le torero. Il pourrait se cacher derrière les petites barrières autour de l’arène, mais il entre dans le cercle. Il n’est pas inconscient, il donne la définition du courage. Il ne se cachera pas derrière le bois. Ce choix de combattre, c’est par exemple Carlotta qui s’adresse à Alexis, « Vous voulez venir dans l’eau avec moi ? Mais vous ne pouvez pas ne pas être nu. ».

- C’est une initiation, une naissance à soi pour tous les personnages. Chacun se retrouve, à un moment donné,face au taureau, à sa bête noire, à devoir la combattre, pour exister.
Oui, tout le film est une initiation à la naissance. Mais bête noire peut vouloir dire ennemi et il n’y a pas d’ennemi dans le film. Celui que l’on tue finalement est celui qu’on ne peut pas aimer autrement. Que ce soit Luc qui encorne son père quand il lui offre les cornes, que ce soit le taureau et le torero… C’est en cela que même les gens qui n’aiment pas la corrida, peuvent apprécier le film, le taureau n’est jamais conçu comme un ennemi. Etre torero, c’est avoir, « Un rendez-vous, regarder le taureau, lui apprendre que je dois le tuer. »

- C’est un combat amoureux.
Oui, en quelque sorte. Je pense aux combattants les plus évidents : Jacques et Betty. Ils partagent un espace, le lit et le couloir. Ce qui m’intéressait dans le fait que Betty soit enceinte, c’est qu’on ne peut pas l’embrasser de face. Il y a cette proéminence qui fait que Jacques et Betty doivent se croiser pour se serrer dans les bras. J’aime cet évitement, il est à la fois très chorégraphique et très maladroit. Ca peut rappeler ce qui se passe entre le taureau et le torero. Chaque histoire possède sa propre chorégraphie du combat.

- Vos personnages sont tous très attachants, pourtant on sait peu de choses sur eux, ils sont libres de toutes références sociologiques ou psychologiques.
Ce n’est pas en traversant dans les clous qu’on existe effectivement. Carlotta est très charnelle, très physique, et la découvrant très vite nue avec ses pansements, on projette sur elle sa propre histoire. J’aime me dire que chaque pansement non soulevé est une promesse de fiction. Le spectateur y fantasme ses propres cicatrices. Carlotta s’impose, immédiatement, elle existe dans son simple désir d’habiter son corps. On ne connaît rien d’elle sauf que ces grains de beauté ont laissé « des petites racines partout ». C’est aussi, je crois, un film sur la filiation, la transmission… «Je suis une femme libre» : dit-elle quand elle ôte sa peau de chèvre après une représentation. Même si on découvre qu’en dessous, il y a une autre couche : les pansements. Il n’y a pas de désir de blessure chez aucun des personnages, mais plutôt une volonté de cicatriser. Je ne cherche aucune exubérance dans la souffrance, dans la destruction de soi. C’est amusant parce que Romero (le nom du taureau) en espagnol veut dire « romarin », une plante qui paraît-il cicatrise tous les maux.

- Vous sollicitez tous les sens du spectateur.
Les histoires suivent une construction apparente, mais ce qui m’intéresse, c’est une « structure du dessous ». Comme si en dessous, des milliers de liens se tissaient et soudain, on les aperçoit un quart de seconde à travers un geste, par exemple la main sur la fenêtre. Dans cette action courte visuelle, les histoires se correspondent, et les petits travailleurs repartent en dessous renouer des liens qui vont s’exprimer dans un nouvel acte. Les liens se font au niveau des sons, des sensations, des frôlements qui se répondent. Les séquences qui se juxtaposent, font et ne font pas avancer l’histoire. Elles agissent dans une seule énergie où l’une répondant à une autre, annonce la suivante etc. Le spectateur rentre dans une gymnastique où effectivement, tous les sens sont à l’affût.

- A travers toutes ces émotions physiques, le spectateur donne corps à l’histoire. Il la prend en charge, il est très impliqué par ses émotions.
Oui, ce n’est pas du tout intellectuel. Je n’ai pas non plus la volonté de jouer ou de manipuler. Le film est un prisme, ce ne sont pas cinq histoires qui vont vers une seule avec quelques liens entres elles. C’est davantage une boule de cristal que l’on tourne pour voir le reflet de l’autre à l’envers, et petit à petit, une seule histoire apparaît au centre de la boule : comment se rencontrer ?

- Ces émotions donnent un rythme très vif au récit.
Les personnages ne parlant jamais de leur état d’âme, on n’a pas le temps de s’apitoyer sur eux, nos émotions sont « coupées sous le pied ». Ce sentiment reste à fleur de peau, et dès qu’une nouvelle émotion surgit, on s’y engouffre. L’accumulation provoque une attente, avec toujours un peu plus d’émotion à ressentir. Je pense que je ne saurais pas raconter cette histoire autrement. Et le monteur, François Quiqueré est allé, lui aussi, corps et âme dans ce sens. Il n’y a pas une relation de séduction par rapport au spectateur, juste une invitation au combat, juste une envie de lui dire de ne pas me laisser toute seule.
J’aimerais que les spectateurs, en tout cas, soient du voyage !

- A la fin, il y a une résolution, presque optimiste !
Je crois que l’épilogue est très salvateur, une fois que le torero a entrouvert l’œil… Chaque fin d’histoire s’apparente alors à un jeu, à une mise en scène. A partir du moment où Jacques, le personnage joué par Jacques Gamblin, est chez son père avec les petites filles, il faut qu’on profite de ce retour à la vie, à cette nouvelle communauté, à cette espèce d’Eden… qui n’en est visiblement pas un puisque Betty (Lio) est encore enceinte ! Il y a un survivant et des vies en route…. Et Jacques n’a pas peur d’affronter un ours en peluche qui l’attaque. Il sourit, la victoire est là. Se contenter de cela : les monstres sont apaisés. Il suffisait juste de gérer son propre morceau de viande et de se reconstituer. J’aime penser que les personnages, durant tout le film, sont à la recherche d’un membre (au sens propre, ou bien celui de leur famille)

- Dans une scène surprenante, une chorale de grands brûlés chante une chanson où il est dit, « Il y a plusieurs vies ». C’est un peu le leitmotiv du film ?
Oui, c’est comment vivre après le combat, après le secret dévoilé, quand la surface est mise à nu . On n’est plus tout à fait le même. Et pourtant on chante encore, mais à son propre rythme. C’est aussi pour cela que la chorégraphie de la fin dans la patinoire doit être complètement bancale entre Chiara et Clovis : il faut qu’on reste ensemble, coûte que coûte sinon on se casse la gueule, c’est ça l’important. Au moins accepter cela... La chanson dit aussi qu’au bout d’un moment, on se rend compte qu’un organe repousse sous la lave. C’est, «laisser la place à son propre organe ». C’est évident chez le jeune torero puisqu’on lui greffe un foie. Ca veut dire aussi que chacun, à un moment donné, doit laisser la place à ce qui bat en soi.

- Le regard a une place capitale dans votre film. Le taureau est borgne, le regard de la petite Winnie sur la mise à mort du taureau, le « philosophe patineur » avance en aveugle, l’enfant joue aux billes avec les yeux du Romero, Alicia passe sa vie avec ses lunettes noires...
Mon univers ne naît jamais de ce qu’on voit d’abord. (Jacques le dit : « le corps difforme est palpable ») Ne jamais prendre ce que l’on voit pour argent comptant ! J’ai une fascination pour ce qu’on ne voit pas chez les autres. Pas pour les secrets qui se disent, mais pour les corps qui cachent une trace, dont les ombres ont des secrets. Le regard de Winnie est un regard fédérateur, elle n’a pas de lien magique, ce n’est pas une connaissance artificielle, mais son regard voit au-delà de toute réalité.
- Il y a une grande énergie, une violence même, dans votre mise en scène, sans recherche d’étrangeté par des effets de cadres, de décors, ou par jeu d’acteur hystérisé.
Oui, c’est une énergie. C’est la vie qui pousse de l’intérieur et qui fait avancer les choses, refermer les cicatrices et guérir. La violence est propulsée par un souffle, par un nerf. La vie domine dans chaque scène violente puisque, à chaque fois elle ouvre sur une espèce de libération, donc ce n’est jamais glauque mais salutaire. C’est notre propre violence à vivre. La violence du film n’est pas dans une provocation, et la mort, quand elle survient de façon très brutale n’est pas diabolisée. Même quand Angela se prend le car de police, c’est surprenant mais au fond, on était prévenu depuis le début, ce n’est pas un effet provocant pour dynamiter la narration, c’est la suite logique. J’aime imaginer le film comme un banquet. Il y aurait un aboyeur à la porte qui dirait « et maintenant la mort ! », et la mort entrerait, adresserait un petit signe de la main pour s’installer à table, sans heurt, sans surprise, puisqu’au fond elle faisait partie de la liste des convives depuis le début. Elle sortirait de table de temps en temps et reviendrait s’asseoir pour finir son repas.

- Quelles étaient vos volontés de mise en scène, ou plutôt, de mise en chair de votre film ?
On a travaillé par personnage, et à partir des acteurs, avec la chef opératrice, Crystel Fournier, que je connais depuis la Fémis, et dont c’est le premier long métrage. Lio, c’est sans doute dans son caractère, on l’affronte toujours de face, elle suscite le face à face. Elle m’a toujours donné envie de la regarder en tournant autour d’elle. En plus, avec ce ventre énorme, j’avais envie d’aller la chercher doucement, comme un animal fragile. C’est une toute petite chose qu’on ne peut pas aborder frontalement. Chiara, est quelqu’un de physique, drôle, charnelle. J’avais envie de présenter Carlotta en permanence, de façon frontale, sans timidité, dans une mise à l’épreuve permanente. Qu’elle arrive à la piscine ou qu’elle vende son chorizo, elle est souvent au centre de représentations absurdes. Elle est d’une drôlerie magnifique. J’ai aussi beaucoup travaillé avec le compositeur Eric Neveux sur la texture de chaque histoire, et de la place de la musique à la fois dans la construction et par rapport au destin de chaque personnage. On ne parlait que de chair de la musique, de son statut de toile d’araignée souterraine qui ne prendrait jamais en otage l’émotion d’un personnage.

- Vous avez choisi de tourner en scope.
Le scope, c’est déjà pour avoir le regard de Winnie. Et pour être tout près des visages…Le scope permet aussi aux personnages de faire plus de chemin de droite à gauche. Les espaces ne m’intéressent que pour montrer tout le chemin qu’il faut parcourir.(La scène des TOC de Carlotta à la sortie de la voiture gagne en suspens, en cruauté…) Aussi y a t-il beaucoup de cercles dans l’image, et c’est évident un cercle dans un carré, mais dans un rectangle, les cercles sont coupés, c’est déjà être violent par rapport à l’espace que l’on présente, et ça instaure encore plus un espace de confrontation.
- La narration est constamment dynamisée par des ruptures de genres. L’absurde, le burlesque, côtoient le réalisme et le drame. Il y a une volonté de rire de tout cela.
L’humour et le burlesque existent dans chaque histoire, parce que si c’est avant tout une histoire de naissance, c’est aussi, « comment s’en sortir avant de mourir ». L’humour est là, à chaque fois, pour qu’on accepte la mort un peu plus, sans aller contre, mais par ruse, en bifurquant, tout en étant lucide. C’est l’énergie du désespoir. Celui-ci est souvent désopilant. Même pour le torero, le seul qui affronte la mort de face, il y a aussi une façon d’en rire avec la visite de ses trois copains à l’hôpital. Pour Luc et Rosie, chaque fois qu’on parle de la mort éventuelle du père, c’est dans une blague. Son leitmotiv « mais il est mort ton père, imbécile », c’est la seule façon pour Rosie de pouvoir dire, « ne m’abandonne jamais. » Mon univers c’est cela aussi, « Comment dire je t’aime».

- Comment s’est fait le choix de vos comédiens ?
J’ai travaillé avec Antoinette Boulat dans un élan commun extraordinaire. Je pense que j’ai choisi ceux qui allaient s’engouffrer dans l’univers du scénario, mais de façon très différente pour chacun. L’histoire du film est aussi l’histoire de mon rapport au comédien : c’était un combat, joyeux, amoureux, patient. Je pense que j’ai provoqué leur charge ! Dieu merci, ils ne m’ont pas tuée. Bien que j’écrive le scénario, il est l’objet pour lequel je suis la moins respectueuse. Il est là simplement pour qu’on communique ensemble avec toute l’équipe et les acteurs, il est juste une idée du film.
Mon rêve n’était pas de réaliser, je n’ai jamais rêvé de réaliser mes rêves, mais surtout en découvrir d’autres. Le film a été au-delà du scénario. J’ai laissé la porte du frigo ouverte… Je crois au souffle qui sert à ventiler.

- Le jeune torero est interprété par Julien Lescarret, un jeune novillero landais.
C’est important de dire à ce torero, « Un œil va te regarder, un seul, c’est la caméra » alors qu’il est habitué à se jouer la vie dans l’arène devant des milliers de personnes C’était un tout petit garçon. Il amenait cette fragilité, ça m’a bouleversée. Il n’avait jamais été pris par un taureau quand il a accepté de jouer. Quand on a tourné la scène où il quitte l’arène pour qu’on l’emmène à l’infirmerie, c’était difficile pour lui. Après il m’a dit, « je suis ravi, j’ai appris ce qu’est le trajet entre le sable et l’infirmerie ». C’est une espèce de baptême, de première fois qui a dédramatisé son accident quand il s’est fait prendre par un taureau fin novembre. Le cinéma devrait servir à ça : à préparer à la vie.

- « Carnages », il ne s’agit pas de massacres, mais de carne, de chair.
Oui. Ce mot me fait penser à « mirage », il a aussi le côté sulfureux de « ravage », ces mots qui se terminent en « age » sont beaux. C’est presque une formule magique, un truc d’enfant qu’on dit pour se faire peur, mais c’est rassurant. Tant qu’on appellera ce film « Carnages », ça veut dire qu’au fond, ce qui arrive n’est pas trop grave. On ne doit pas avoir peur des chairs qui se referment.

- Faire un film, c’est empoigner un taureau par les cornes !
J’ai aimé énormément faire un film. Ce qui m’a sauvée, c’est de ne pas avoir envie de réaliser le scénario, mais de me mettre en danger chaque jour en imaginant autre chose. Me dire « cette scène est trop timide. Au fond, elle doit être radicale. Entre dans l’arène, expose-toi plus. » Je ne me suis pas protégée.


Entretien réalisé par Gaillac-Morgue